Même si nous agissons et éprouvons des émotions directement, sans forcément les exprimer verbalement, nous construisons notre monde intérieur essentiellement par le truchement du langage. Et c’est en mettant des mots sur les expériences traumatiques que nous pouvons les gérer. Alors le langage que nous utilisons influence-t-il notre pensée ? Un Finnois, un Français ou un Chinois voient-ils le monde de la même manière ? Même si les grandes familles d’émotions sont les mêmes pour tous, l’usage d’une langue particulière nous ouvre une fenêtre originale sur le monde, et par conséquent chaque langue nous fait apparaître le monde différemment.
Pour illustrer mon propos de façon concrète, je vous propose
quelques exemples tirés de mon expérience personnelle.
- En apprenant l’arabe dialectal algérien, je me suis
rendu compte que dans ce dialecte, les verbes ne se conjuguent pas au futur. Il
faut pour cela passer par l’artifice d’une locution verbale. Pour une personne
qui ne connaît que cette langue, cela a forcément des conséquences sur sa manière
de penser : sa façon de se projeter dans l’avenir ne sera pas la même que
la mienne, locuteur français.
- J’aime pratiquer la langue de Shakespeare, et j’ai
rapidement découvert que, même si celle-ci est assez proche de la nôtre, on
ne pense pas tout à fait de la même façon en anglais qu’en français. Les
tournures de phrases sont beaucoup plus concrètes, alors que le français part
volontiers dans l’abstraction. Pas étonnant que l’anglais ait tant de succès à
notre époque très axée sur l’aspect matériel des choses, alors qu’au siècle des
Lumières, le français dominait.
- La symbolique des mots varie selon les langues. En
français, le mot « mer » est phonétiquement lié à « mère »,
et « la mère » se prononce de la même façon que « l’amer ».
Pour un locuteur français, des liens sémantiques se tissent inconsciemment
entre ces trois concepts, car l’inconscient ignore l’orthographe. Cependant,
pour un locuteur anglais, mère se dit mother,
mer se dit sea et amer se dit bitter : aucune ressemblance de
forme entre ces trois mots. J’en déduis que, pour un anglophone, le réseau sémantique
développé dans la tendre enfance sera forcément différent du mien.
- Pour écrire le mot « paix », un Chinois
emploiera l'idéogramme 安 qui est composé de la clé 女 « femme » sous la clé 宀« toit » :
le concept de la paix est représenté par l’image d’une femme sous un toit. Donc,
pour une personne chinoise sachant écrire, l'idée de la paix est très fortement
liée avec l'idée de la femme à l’intérieur de la maison.
- Plus curieux encore : les langue utilisant des
idéogrammes, comme le chinois, sollicitent davantage l’hémisphère droit du cerveau,
alors que les systèmes alphabétiques sont contrôlés par l’hémisphère gauche. Or
le cerveau gauche est davantage spécialisé dans le travail analytique et
linéaire, alors que le droit est plus orienté vers la synthèse, les images et les
émotions. La pensée d’un Chinois ne procède donc pas de la même façon que celle
d’un Français !
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Points de vue
Renaud CHEREL
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2 commentaires:
Particulièrement intéressant, cet article... Il montre ou plutôt démontre à quel point le langage influence notre façon de concevoir le monde et je me demande alors comment pensent les personnes qui pratiquent couramment plusieurs langues... Sans doute ont-elles une plus grande ouverture d'esprit...
Oui, je pense personnellement que le fait de parler couramment plusieurs langues ouvre l'esprit et permet d'accepter plusieurs points de vues différents sur une même question. Mais il est difficile d'en faire scientifiquement la preuve.
En fait, notre cerveau ne se structure pas tout à fait de la même manière selon que nous apprenons une langue dans notre petite enfance ou après: ce ne sont pas exactement les même aires qui sont sollicitées. Par exemple un Européen adulte qui apprend le chinois va mettre en oeuvre les aires de l'hémisphère gauche déjà spécialisées dans le langage (aire de Broca...) alors qu'un enfant apprenant la même langue de naissance fera travailler davantage son hémisphère droit.
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